Dans un contexte d'émergence et d'internationalisation de la science-fiction venue de Chine, avec comme figure de proue l'écrivain Liu Cixin (劉慈欣) (de multiples fois primé à l'international), plusieurs fois adapté en bande dessinée, téléfilms, animés, et bientôt en série sur Netflix, le monde intellectuel sinophone s'est emparé de la notion de « sino-futurisme », comme modalité singulière de se projeter dans un avenir « aux caractéristiques chinoises ». Cette vague science-fictionnelle chinoise, dont le succès est bien sûr multifactoriel (essor et montée en puissance économique et politique de la Chine, diplomatie culturelle, terreau favorable d'accueil à l'étranger…) semble avoir peu touché la scène culturelle taïwanaise, et un auteur comme Liu Cixin y est par exemple peu lu et discuté (on notera néanmoins une exception intéressante avec le roman Dynastie Ming (明朝, 2019) de Lo Yi-chin (駱以軍), que l'on peut lire comme un dialogue avec la célèbre trilogie des Trois Corps de Liu Cixin).
Pourtant, un phénomène est notable : la multiplication ces dernières années de publications d'ouvrages pouvant être rattachés à la science-fiction, à Taïwan, comme à Hong Kong. Il ne s'agit pas ici de dresser un catalogue complet, mais on pourra citer les noms de Dorothy Tse (謝曉虹), Hon Lai-chu (韓麗珠), Dung Kai-cheung (董啟章) ou Lawrence Pun (潘國靈) à Hong Kong, ou bien Egoyan Zheng, Wu Ming-yi, Lo Yi-chin, Kao Yi-feng, Chi Ta-wei, Huang Chong-kai ou Hung Tzu-ying à Taïwan. Contrairement à la situation actuelle de la science-fiction en Chine, il est remarquable que tous les auteurs précédemment cités ne sont pas traditionnellement associés au genre de la science-fiction mais plutôt au champ de la littérature « pure », et que les œuvres pouvant être identifiées et rattachées à ce genre publiées ces dernières années marquent des tournants importants dans leur propre carrière littéraire.
Dans le cas de Taïwan, on peut certes identifier des cas plus anciens d'auteurs publiant de la littérature générale et s'intéressant au genre science-fictionnel, notamment dans la littérature dite « post-moderne » des années 1990-2000 (citons par exemple Ping Lu (平路), Chang Ta-chun (張大春), Huang Fan (黃凡) ou encore Lin Yao-teh (林燿德)), mais les tentatives science-fictionnelles de ces auteurs ont peu fait l'objet d’études systématiques [note] et n'ont pas forcément donné suite à un vrai courant « science-fictionnel » dans la scène littéraire taïwanaise.
Un tel courant semble néanmoins émerger aujourd'hui à Taïwan, comme l'explique par exemple Kao Yi-feng, à l'occasion de la parution en chinois simplifié de son roman Asile fantôme (幻艙, 2011) et du roman Le Dévoreur de rêves (噬夢人, 2010) d'Egoyan Zheng : « Il n'y a pas d'analyse systématique sur des œuvres telles qu'Asile fantôme ou le Dévoreur de rêves dans la sphère littéraire taïwanaise. En fait, en dehors de ces œuvres, il existe aujourd'hui un collectif d'écrivains qui se sont essayées à l'écriture littéraire pure dans le passé et qui abordent la littérature de science-fiction sous un angle différent » (台湾文坛并没有特别对《幻舱》《噬梦人》这类作品进行系统性的讨论。其实在本格派科幻之外,还有一群过去尝试纯文学写作的人用别样的视角接近科幻文学) (Luo, 2017).
Dans cet article, je propose de m'intéresser de façon succincte au cas de trois œuvres ayant fait l'objet d'une subvention à l'écriture du National Culture and Arts Foundation (國藝會), et qui me permettront de proposer des hypothèses à la fois littéraires, historiques et sociopolitiques pour expliquer l'engouement pour le genre dans la littérature taïwanaise contemporaine actuelle. À travers une étude préliminaire des récits « Comment vivre comme Wang Chen-ho » (如何像王禎和一樣活著) de Huang Chong-kai (黃崇凱), de 2069, de Kao Yi-feng (高翊峰) et du Marcheur des ruines (墟行者) de Hung Tzu-ying (洪茲盈), il s'agira d'interroger l'existence d'un taïwano-futurisme singulier et distinct du sino-futurisme évoqué ci-dessus et d'identifier des dynamiques de fond, qui peuvent permettre de donner des pistes d'interprétation sur une tendance remarquable de la littérature taïwanaise contemporaine.
Je m'appuie pour cela à la fois sur une observation personnelle des trois œuvres et sur des entretiens menés avec leurs trois auteurs en août 2023.
NOTE:
Nous pouvons néanmoins citer les intéressantes études suivantes : Fu Chi-yi (2008), qui s'intéresse à la production science-fictionnelle dans les années 1990, Fan Ming-ju (2018), qui s'intéresse quant à elle à la notion de « catastrophe » dans trois récits de science-fiction publiés à différentes époques : Taïwan en ruines (廢墟台灣, 1985) de Sung Tse-lai (宋澤萊), Ground Zero (零地點, 2013) de Egoyan Zheng (伊格言) et L'homme aux yeux à facettes (複眼人, 2011) de Wu Ming-yi (吳明益). Bien qu'elle n'interroge pas en profondeur le genre science-fictonnel, elle analyse ce qu'elle considère être un « tournant écologique » (生態的轉向) dans la littérature taïwanaise contemporaine, qui est une thématique privilégiée pour la science-fiction. On s'intéressera surtout à l'aricle de Lin Hsin-hui (Lin, 2021), qui propose le concept de « temps de l'île fissurée » (裂島時間) comme moyen de reconnaître les multiples futurs se déroulant à partir d'un « désastre » dans la science-fiction taïwanaise contemporaine. Elle s'intéresse à la science-fiction taïwanaise écrite après les années 2000 et principalement à 2069, de Kao Yi-feng, à Ground Zero d'Egoyan Zheng et à l'Homme aux yeux à facettes de Wu Ming-yi.
Selon le théoricien littéraire Darko Suvin, la caractéristique principale d'un texte de science-fiction est le novum – un élément de nouveauté dont l'existence ne serait pas envisageable dans une fiction réaliste. Peu importe que le récit concerné soit placé dans le passé ou le futur ou qu'il repose sur une variation uchronique de l'histoire, peu importe que les implications du novum soient utopiques ou dystopiques, un récit de science-fiction présent toujours un décalage par rapport au monde contemporain, et cette différence fondamentale entraîne un mélange d'étonnement et de réflexion que Suvin appelle « distanctiation cognitive » (cognitive estrangement) (Suvin, 2016), ou d' « écart minimal » par Marie-Laure Ryan, dont elle parle comme un principe qui stipule que lorsque nous interprétons un message concernant un monde alternatif, nous reconstituons ce monde comme étant le plus proche possible de la réalité que nous connaissons.
Suvin et Ryan posent donc le récit de science-fiction et l'univers qu'il représente est avant tout un mode d'observation de l'environnement contemporain. Le récit de science-fiction reproduit le réel selon ses propres codes et permet de l'envisager sous un nouvel angle, quel qu'insolite qu'il soit. Dans un texte de science-fiction, tout ce qui appartient à l'univers fictionnel doit être suffisamment « réaliste » pour que le lecteur puisse se le représenter, tout en étant suffisamment « éloigné » pour créer un effet d'étrangeté. Une part de réel s'avère nécessaire pour établir une fiction puisqu'elle sert de base comparative. Le réel reste un paramètre essentiel d'évaluation de la science-fictionnalité du texte car l'imaginaire y tire ses références primaires. Ainsi, le rôle du lecteur est d'évaluer la différence entre le réel et l'ailleurs puisqu'il perçoit la distance entre les deux. En cela, la science-fiction est une plateforme privilégiée de l'expression des angoisses et des désirs d'une époque et d'une société donnée.
Pour des raisons d'espace, nous nous contentons ici d'une très brève présentation des trois œuvres étudiées dans le cadre de cette analyse.
L'intrigue de 2069 (publié en 2019) se passe sur l'île d'Itopie (悠托比亞) ayant subi un séisme terrible, et au milieu de laquelle se trouve une zone spéciale contaminée lorsque la centrale nucléaire de l'île a également été endommagée par le tremblement de terre. Les habitants de Man Dead Zone (曼迪德特區) souffrent d'une grave maladie provoquée par des radiations et doivent, pour survivre, soit compter sur des équipements médicaux, soit se soumettre à un contrôle médical constant et à long terme. La zone a été placée sous la gestion conjointe de quatre grandes puissances, dont les noms évoquent sans peine la Chine, les États-Unis, le Japon et la Corée. L'histoire suit celle d'un chef de patrouille de la zone appelé Dali (巡邏隊長達利).
Le roman Le marcheur des ruines suit quant à lui deux fils conducteurs principaux : d'une part, celle de trois générations de femmes (mères et filles), dont la plus jeune, Sofia (蘇菲亞) vit à une période futuriste où l'humanité a dû se réfugier à bord de minuscules capsules (小膠囊) au bord d'un sous-marin appelé « Demain » (艦艇「明日號」). La seconde ligne narrative suit celle d'une espèce nouvelle (à moins qu’elle soit ancienne ?), celle des Bedrossiens (貝德魯斯人) qui vivent dans des veines (脈層) et présentent des particularités biologiques, mythologiques et civilisationnelles profondément différentes de celles des humains. Le roman interroge à la fois les origines et les destinées de l'être humain et du vivant en général.
La nouvelle de Huang Chong-kai, présente dans le recueil The Content of Times (文藝春秋), le narrateur, un enfant vivant sur Mars, décide d'écrire un devoir sur l'écrivain taïwanais Wang Chen-ho (王禎和), chantre de la littérature du terroir. Il est à noter que le recueil constitue un ensemble d'explorations linguistiques et littéraires qui prennent la forme d'hommages à des grandes figures des arts taïwanais, que la critique Chang Sung-sheng (張誦聖) appelle une « poétique auto-référentielle » (自涉詩學) (Chang, 2017 : 305). Cependant, comme le dit avec justesse Ti Ao (翟翱), la science-fiction est une méthode de lecture pour The Content of Times (科幻小說就是打開《文藝春秋》的另一種方法) (Ti, 2020), car pas moins de six nouvelles sur onze peuvent inscrire dans le genre science-fictionnel ou faire référence à un espace-temps futuriste.
Couvertures des livres (de gauche à droite): Kao Yi-feng (高翊峰) 2069, Hung Tzu-ying (洪茲盈) Marcheur des ruines (墟行者), Huang Chong-kai (黃崇凱) The Content of Times (文藝春秋).
Au cours de mes entretiens avec les trois auteurs, j'ai pu demander s'ils étaient eux-mêmes lecteurs familiers du genre. Kao Yi-feng m'a exliqué qu'il avait toujours éprouvé un intérêt pour la science-fiction, mais que depuis quelques années, il s'intéresse en particulier à l'histoire de la science-fiction, aux motifs récurrents, aux continuités et aux ruptures de thématique et d'esthétique, que ce soit chez des auteurs américains comme J.G. Ballard, ou polonais comme Stanislas Lem. La question du « temps » étant centrale chez Kao, il explique s'intéresser à la façon dont la science-fiction propose ainsi une narration du temps et de la mémoire chez d'autres auteurs de science-fiction. Enfin, un trait saillant du roman 2069, qu'on pourrait rattacher au sous-genre du cyberpunk, est aussi la manière dont Kao Yi-feng joue avec les codes lexicaux de la science-fiction. Il m'a ainsi indiqué être intéressé par le « choix du vocabulaire » (詞彙的選擇上) pour désigner les êtres mi-cybernétiques mi-organiques de son roman.
L'approche de Hung Tzu-ying et de Huang Chong-kai est assez proche, en cela que la science-fiction constitue avant tout pour eux un défi d'écriture, comme nous l'évoquerons plus loin dans cet article. Mais tous deux admettent ne pas être de grands lecteurs de science-fiction : chose amusante, ils évoquent tous deux « Doraemon », l'animé japonais qui a été leur principal référent SF de leur enfance, mais qui est loin de la représentation canonique de la science-fiction.
De façon évidente, ce qui a inspiré Huang Chong-kai dans les nouvelles du recueil, est avant tout l'esthétique et le langage littéraire des auteurs et artistes à qui il rend hommage, et qu'il essaie de calquer tout en créant volontairement un profond décalage : situer par exemple l'approche littéraire de Wang Chen-ho 150 ans après sa mort, sur la planète Mars.
Pour construire le peuple des Bedrossiens, Hung Tzu-ying précise pour sa part avoir davantage pioché dans les légendes et les mythes que dans la science-fiction et dans la science : dans la mythologie Kogi de Colombie (avec la notion d'Aluna, à la fois souffle de vie, mémoire et intention à venir) ou bien l'astrologie hindoue Nadi (dite « astrologie des feuilles de palmier »).
À leur manière, les trois récits sont évocateurs du temps (philosophique) et de l'histoire (politique).
Chez Huang Chong-kai, la métaphore politique est si évidente qu'elle est même intégrée à l'intérieur de la nouvelle elle-même, par la bouche du grand-père (p.76) qui explique par le menu à son petit-fils la signification politique et historique des romans Portrait d'une beauté (美人圖) et Rose, Rose I Love You (玫瑰玫瑰我愛你) et tisse une métaphore entre la situation postcoloniale de Taïwan et celle de Mars vis-à-vis de la Terre.
Chez Hung Tzu-ying, la métaphore politique ne concerne pas spécifiquement Taïwan, mais peut-être l'humanité : les apocalypses évoquées rappellent la manière dont le futur a tendance à se confondre avec le passé, à l'instar de la conception singulière du temps qui s'écoule chez les Bedrossiens.
Cette représentation du futur comme reproduction du temps passé dans le présent est aussi évoquée par Kao Yi-feng dans notre entretien, lorsqu'il dit que « le futur se produit sans cesse dans le présent » (未來就是不斷發生的當下). Mais le ruban de Moebius du temps (que suggère peut-être l'usage du « 69 » dans le titre) infuse aussi tout le roman, comme par exemple le passage où il est écrit : « Ces corps et ces familles sont piégés dans une boucle temporelle sans avenir. » (這些身體和家庭被困在無未來的時間迴路中). Au-delà du sens politique évident du roman, plein d'allégories et de chiffrements en rapport avec la situation géopolitique de Taïwan ou de Hong Kong, qu'on pourrait représenter comme l'incarnation d'entités cyborgs ou queers dont le destin est contrôlé par des entités supérieures, il faut comprendre la poétique du temps dans 2069 comme la poursuite d'un dialogue engagé par Kao Yi-feng dans sa littérature depuis le roman Asile fantôme, où le temps et sa nature liquide et incertaine était déjà extrêmement présente.
Au-delà de la nouvelle qui fait l'objet de notre observation dans le cadre de cet article, nous ne pouvons pas mentionner la parution récente du Grand échange (新寶島, 2021), qui imagine un grand échange entre Cuba et Taïwan (la population d'un pays se retrouvant brutalement comme téléportée dans l'autre). Huang Chong-kai y explore les possibles et les impermanences de l'histoire qui constituent l'essence même de l'histoire multi-ethnique et multi-focale de Taïwan et de Cuba. S'il serait trompeur de définir Le Grand échange comme un roman de science-fiction, celui-ci s'inscrit en fait dans une tradition philosophique qui fait la part belle à l'uchronie (un genre de science-fiction avec une longue tradition), ou à l'histoire contrefactuelle qui, à travers des points de divergence fictifs plus ou moins réalistes dans le continuum de l'histoire linéaire, entreprend de disséquer la notion de déterminisme historique.
L'écriture de l'histoire implique d'identifier, de nommer et d'interpréter les facteurs qui ont transformé une infinité de configurations possibles en un seul enchaînement de faits advenus. L'enquête de l'historien porte sur des traces concrètes, vestiges, documents, témoignages. Ces indices n'ont en eux-mêmes aucune signification, mais ne font sens qu'envisagés de façon généralisée. Le travail de Huang Chong-kai dans Le Grand échange revient à inventer fictionnellement ces indices, pour comprendre les passés et les futurs alternatifs de Taïwan.
Dans notre échange, Kao Yi-feng insiste aussi sur sa volonté récente de travaille la matière historique, dans une démarche qu'il associe aussi à la tradition uchronique. L'usage de l'histoire (événementielle) permet en science-fiction d'esquisser d'autres nécessités, d'autres dynamiques profondes, qui aboutissent à des sociétés différentes de celles que nous connaissons, tout en gardant une certaine familiarité avec la réalité. Ainsi en est-il de l'imagination de Hong Kong dans 2069, à travers la figure métaphorique du Dr HK, dont la disparition peut évoquer à la fois la disparition ou la renaissance de Hong Kong.
Par ailleurs, la littérature de science-fiction taïwanaise contemporaine est l'héritière, parfois assumée (chez Huang Chong-kai, en particulier) de la littérature taïwanaise d'après la Seconde Guerre mondiale, en ce qu'elle déploie une recherche active d'une identité politique et culturelle propres à Taïwan, mais ses modes d'exploration de l'histoire diffèrent profondément de leurs prédécesseurs : là où avec la littérature du terroir, et même celle du post-terroir (後鄉土) (tel que l'appelle Fan Ming-ru) jouaient malgré tout avec les codes d'une tradition littéraire réaliste, y compris dans son usage parcimonieux du réalisme magique, la littérature de science-fiction produit des écarts spatio-temporels, qui tranchent radicalement avec leurs prédecesseurs.
Il y a pourtant un point commun néanmoins des textes auxquelles nous nous intéressons dans le cadre de cette étude avec la littérature post-coloniale et post-moderne taïwanaise des années 1990 : la variation d'échelles, de la nation (ou de l'humanité) à la famille.
Cependant, les trois récits font un détour par des échelles spatio-temporelles plus grandes et plus inédites dans l'histoire de la littérature taïwanaise moderne : à l'échelle du futur proche de l'humanité et de la région d'Asie-Pacifique chez Kao Yi-feng, à l'échelle du futur (ou du passé ?) lointain du règne du vivant chez Hung Tzu-ying, ou bien même celle du système solaire (avec la planète Mars) chez Huang Chong-kai.
Ces échelles différentes correspondent aussi aux défis du futur auxquelles se confronte la société taïwanaise : allant de la perte de l'identité linguistique et culturelle (chez Huang), à l'effondrement des valeurs sociales familiales traditionnelles (chez Hong), l'éclatement géopolitique de l'île (chez Kao) – et même au-delà à la menace de l'extinction de l'humanité et l'avènement de nouvelles espèces (organiques ou cybernétiques, chez Kao et chez Hong).
De façon intéressante, les trois œuvres concernent aussi les relations inter-familiales. Même si, intuitivement, on pourrait penser que la science-fiction situe ses intrigues dans des cadres sociétaux plus larges, il existe une tradition importante de récits de science-fiction portant sur les relations familiales. Par sa nature même, la science-fiction est un excellent véhicule pour projeter les peurs et les préoccupations des changements sociétaux actuels, et il est indéniable que l'un des principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés en tant que nation est la reconceptualisation complète de la famille dans une société technologiquement avancée. Comment chaque membre de la famille gère-t-il la surcharge d'informations et de progrès technologiques à laquelle il est confronté de manière récurrente ? En modifiant la dynamique familiale, le progrès technologique commence à corroder les fondements de la famille nucléaire, donnant à ceux qui transcendent leurs angoisses la liberté d’expérimenter d'autres rôles au sein de la famille. En modifiant un pilier de la dynamique familiale, le progrès technologique commence à corroder les fondements de la famille nucléaire, permettant à ceux qui sont prêts à transcender leurs angoisses d’explorer une existence technologiquement avancée.
Chez Huang Chong-kai, le rapport à la famille se manifeste par la relation entre le narrateur (vivant 150 ans après la mort de Wang Chen-ho) et son grand-père (阿公), qui n'a certes pas connu l'écrivain de son vivant, mais dont le narrateur estime qu'il était le plus proche. Ce lien de rattachement familial à la littérature est central dans l'œuvre car c'est à travers l'héritage linguistique, culturel et historique de ses ancêtres que le narrateur participera à la construction d'une conscience politique (post-coloniale). Métaphoriquement, il faut peut-être voir dans le rôle de tuteur littéraire du grand-père l'ombre de l'écrivain Wang Chen-ho sur l'écrivain Huang Chong-kai, comme une sorte de patronage littéraire sous lequel se place l'auteur (le patronage littéraire constitue d'ailleurs le fil conducteur de toutes les nouvelles du recueil The Content of Times).
Le rapport à la famille est encore plus profond et plus symbolique. Une fois encore, l'étude de la représentation de la famille dans 2069 ou dans Le Marcheur de ruines mériterait à elle seule une étude systématique et nous ne proposons ici qu'une ébauche de réflexion.
Premièrement, cette obsession de la famille n'est pas nouvelle chez les deux auteurs, et se trouve dans plusieurs de leurs autres œuvres, comme dans Asile fantôme de Kao Yi-feng, et Exercices sur le non-amour (無愛的練習) de Hung Tzu-ying. De façon intéressante, et malgré de nombreuses divergences, les deux auteurs partagent en commun une vision de la famille comme vase clos, avec ses propres règles physiques et temporelles.
2069 est par exemple à considérer comme une réponse ou un prolongement à la réflexion sur le temps et l'espace engagés dans Asile fantôme, ce qui mériterait aussi une étude approfondie. Dans ce roman, Kao Yi-feng mettait notamment en scène un père, qui semblait fuir sa responsabilité et interroger sa capacité à aimer son fils. Dans 2069, Kao Yi-feng interroge encore une fois la parenté, et la notion sociale de famille, dans un contexte où les êtres appartenant à une même famille ne partagent pas la même nature (cyborg, être humain, robot…). Comme l'indique la « mère » du personnage de Dali : « Tu es toujours mon fils, unique, personne n'est comme toi, tu n'es pas réplicable » (你是獨一無二的,不會跟任何另外一個人一樣。我的兒子,達利,你不會重複). Ce qui crée le rapport filial, ce n'est donc pas la biologie (car le statut d'humain de Dali est très incertain) mais la socialité des relations entre des individus, quelle que soit leur origine et leur condition. Comme l'exprime parfaitement Liu Wai-tong (廖偉棠), « en retraçant de manière longue et détournée d'anciennes relations telles que « mère et fils » et « amants », l'un des courants sous-jacents frappant du livre est le processus de recherche de valeurs perdues » (通過漫長迂迴的回溯「母子」「情侶」這樣的古老關係,這本書打動我的一條暗線,是一個追尋失落價值的過程) (Liu, 2020) . Comme le rappelle également Lin Hsin-hui, le contexte est celui d'un éclatement physique et cognitif de l'île (géographie), de la nation (géopolitique), mais aussi de l'individu et de la famille (Lin, 2021 : 23).
Chez Hung aussi, le thème de la famille est central. Dans le roman aussi, celle-ci y est présentée comme un vase clos, ou une « coquille protectrice » (保護的一個殼), comme l'exprime Hung Tzu-ying dans notre entretien. Comme dans le roman de Kao Yi-feng, cette image est renforcée par l'usage symbolique et métaphorique d'espaces (capsules, sous-marins…). Comme Hung l'évoque d'ailleurs dans un entretien avec Li Ping-yao (李屏瑤), Hung Tzu-ying rêve aussi de pouvoir se confiner dans un espace clos : J'ai souvent l'impression d'avoir besoin d'un trou en ce moment. J'aimerais être couverte, et le trou devrait être assez petit pour que je sois seule. Les romans décrivent souvent des espaces réservés à une seule personne, et c'est là que mon subconscient veut aller, pour disparaître et ne pas être trouvé [...] Le temps devrait se sentir différent dans un trou. (我時常覺得,我現在需要一個洞。我很想被蓋起來,洞要很小,只容納我一人。小說裡有很多只容一人的空間描述,那是我潛意識很想去的地方,想要消失,不被找到 […] 洞裡的時間感應該會不一樣) (Li, 2019).
Hung prétend réfléchir à partir du cadre de valeurs de la culture confucéenne et de la manière dont elle conditionne les individus (je cite : 儒家的思想框限我們). Elle précise qu'elle souhaite explorer ce que signifie l'amour, lorsque celui-ci n'est pas conditionnel (有條件的). Lorsque j'ai interrogé Hung sur ce que signifiait l'usage d'une technologie futuriste dans la recherche de l'amour maternel (ou plus généralement, de la « mère »), celle-ci m'a indiqué que ce qui l'intéressait davantage, c'était la recherche de l'origine des individus (探問自己從哪裡來). On comprend alors avec cette perspective toutes les références au « 脈 » (mai, pouvant signifier « veine », « pouls », mais utilisé pour former de nombreux autres mots) présentes dans le roman, comme sens biologique et culturel de l'origine.
L'invention de nouvelles « espèces » chez Kao Yi-feng (les IA) ou chez Hung Tzu-ying (les Bedrossiens) est ainsi l'occasion science-fictionnel d'explorer d'autres systèmes de valeur et de réfléchir à la normativité des relations familiales et de l'absence ou de la pénurie d'amour, sujet central à la fois chez Kao Yi-feng et chez Hung Tzu-ying, dans ces deux romans, mais aussi dans des œuvres précédentes (Asile fantôme ou La Guerre des bulles de Kao Yi-feng ; Exercices de non-amour chez Hung Tzu-ying).
De façon intéressante, les trois textes observés dans le cadre de cet article sont tous porteurs d'expérimentation linguistique, d'ordre différent.
Les romans de Hung Tzu-ying et de Kao Yi-feng puisent ainsi dans le métalexique de la science-fiction (invention de nouvelles espèces, de nouveaux concepts, de vocabulaire associé à la science ou à la technologie) pour créer une langue littéraire originale et puissante, qui ne se contente pas de produire un nouveau vocabulaire, mais aussi une nouvelle « grammaire littéraire » qui accompagne l'étiolement des normes sociétales. Dans notre entretien, Kao Yi-feng rappelle ainsi l'importance de la réflexion sur les mots et les concepts (cyborg, androïde, robot) et leur signification profonde, et de la nécessité de renouveler le langage pour renouvellement la perception cognitive du monde.
Avec la création de l'espèce des Bedrossiens, Hung Tzu-ying joue sur des sonorités étranges et non familières. Ses explorations sur les « veines » (脈) sont par ailleurs non seulement thématiques, mais aussi linguistiques, en connectant le « 脈 » physique au « 脈絡 », au sens de réseau de connexions dans la constitution de l'être vivant, comme un continuum d'histoire et de mémoire, à l'image des feuilles de palmier dans l'astrologie Nida citée précédemment par Hung.
Le cas de Huang Chong-kai est d'autant plus intéressant, car il pose la question de l'avenir des langues : avec un postulat qui semble irrationnel : un devoir sur l'écrivain taïwanais Wang Chen-ho à rédiger sur la planète Mars. Davantage que la métaphore coloniale de Mars et de la Terre, ce qui est profondément politique dans la nouvelle est l'hypothèse selon laquelle la langue taïwanaise pourrait être une langue légitime pour la science-fiction, et donc une langue susceptible d'imaginer le futur, alors qu'elle est jugée socialement rétrograde, ancienne, folklorique… Comme évoqué par Huang Chong-kai lors de notre entretien, celui-ci se demande comment un auteur aussi radical et jusqu'au-boutiste comme Wang Chen-ho pourrait écrire un récit de science-fiction, en faisant appel à la langue taïwanaise.
Ce qui ressort des entretiens menés avec les trois auteurs, l'usage de la science-fiction n'apparaît pas comme une fin en soi. Comme l'affirme par exemple Huang Chong-kai, il est à la recherche de questions existentielles, malgré la forme/le genre (« 追問的還是本質的問題 ») et non pas seulement l'excitation des sens permise par un genre comme la science-fiction (不只是感官上的刺激). Ainsi, il explique que la science-fiction reprend des éléments de la littérature « pure » (純文學的傳統思考問題), en admettant que la science-fiction est aussi un défi lancé à la littérature (科幻對文學的挑戰).
Hung Tzu-ying ne dit pas autre chose lorsqu'elle évoque le cœur de ce qu'elle a essayé de faire dans son roman : explorer le « sens même d'être humain » (為什麼生而為人) et comment on « laisse une trace de notre passage sur Terre » (怎麼證明的來過).
En citant Albert Camus et l'existentialisme dans notre entretien, Kao Yi-feng offre aussi une clef de lecture pour les trois récits qui nous intéressent : il s'agit de comprendre la nature non seulement philosophique, psychologique ou spirituelle de l'existence, mais aussi technologique et cosmologique. Ainsi en va-t-il du personnage de Dali dont nous sommes témoins tout au long du roman de son éveil (enlightment) à la conscience d'exister.
Dans une conférence donnée à l'Université Lyon 3 (France) en février 2023, l'écrivain Chi Ta-wei (紀大偉) proposait l'hypothèse selon laquelle Taïwan serait en train de développer son propre courant de science-fiction, différent radicalement de la science-fiction chinoise ou actuelle ou de l'un de ses dérivés : le silkpunk. En empruntant le double sens de « perles » (dans les Bubble Tea, et dans les boutiques de bijoux fantaisie taïwanais), Chi Ta-wei suggérait l'idée d'une science-fiction hybride, davantage centrée sur le destin et l'identité de l'individu ou de la famille que dans la narration de grandes épopées historiques ou cosmiques, ou bien encore une forme de pessimisme quant à l'avenir de la nation plutôt que dans la célébration d'un héros national. On notera d'ailleurs que la résurgence du cyberpunk dans les récits de science-fiction contemporains taïwanais (et aussi hongkongais) est en soi un phénomène intéressant, à mettre en perspective avec la quasi-absence de ce genre en Chine. Nous n'avons pas l'espace ici de développer davantage, mais une des hypothèses pourrait être la suivante : l'une des caractéristiques du cyberpunk consiste à penser un futur où la puissance des états se serait étiolée, au profit d'entités transnationales (ce que William Gibson appelle des « mégacorporations », à l'instar des zaibatsu japonaises). Cette imagination trouve un terreau évident à Taïwan, ou à Hong Kong, mais peine à être envisageable en Chine, où la puissance de l'état-nation est telle qu'il est compliqué cognitivement et politiquement d'envisager un futur « post-national ». Tout comme le réalisme magique était une manière typiquement latino-américaine de concevoir la réalité, il semblerait que le pearlpunk, inspirée par le cyberpunk, soit une façon typiquement taïwanaise d'appréhender le devenir taïwanais.
J'ai fini mes entretiens en demandant à nos trois auteurs ce que permet encore la littérature, dans un monde où elle apparaît parfois comme une technologie rétrograde ou dépassée, et ce à plus forte raison pour la littérature de science-fiction à une époque où l'imaginaire collectif est imprégné de représentations visuelles science-fictionnelles. Huang Chong-kai se montre relativement pessimiste, et craint que la littérature soit peut-être abandonnée au profit d'autres formats d'écriture (comme celui des séries par exemple). Mais il rejoint cependant Kao Yi-feng et Hung Tzu-ying qui affirment tous deux que la littérature possède cette faculté exclusive de pouvoir révéler ce qui est cachée, de pouvoir explorer l'absurdité et la profondeur des mondes intérieurs (內心的世界), car après tout, comme le rappelle Hung Tzu-ying, la science-fiction n'est qu'un miroir déformant de notre propre moi.
Gwennaël Gaffric est actuellement maître de conférences en études chinoises à l'Université Jean Moulin Lyon 3, et dirige la collection « Taiwan Fiction » de l'Asiathèque. Parmi ses ouvrages récents : La littérature à l'ère de l'Anthropocène : Une étude écocritique autour des oeuvres de l'écrivain taïwanais Wu Ming-Yi (éd. L'Asiathèque)